L’illusion empathique

Ainsi en va-t-il souvent des modes: l’empathie, inconnue pendant des siècles, est devenue en quelques années la panacée relationnelle, le must have de chaque leader (un néologisme au sens bien incertain) qui veut se faire respecter.

Créés en 1873 par le philosophe allemand Robert Vischer, le concept et le mot Einfühlung (le ressenti de l’intérieur) désignent initialement la relation d’un être sensible avec une œuvre d’art. L’empathie, nativement esthétique donc, est ce ressenti intime, cette émotion qui permet d’accéder au sens profond d’un objet ou d’un symbole.

Reprise ensuite par Théodore Lipps, Karl Jaspers et Sigmund Freud, c’est en 1909 que le psychologue américain Edward B. Titchener en tort définitivement le sens. Exit la robuste, vénérable, émotionnelle et sensée sympathie, jadis utilisée pour désigner la compréhension intuitive et respectueuse des sentiments ou des émotions d’un autre, de ses pensées et de ses croyances; le règne de l’empathy commence!

La psychologie galopante des décennies suivantes a complété cette étrange transmutation: l’empathie devient l’aptitude spontanée à comprendre immédiatement la culture, les expériences, les pensées, les croyances, les sentiments et les émotions d’un autre. Passant d’une humble et subtile perception à l’hautaine compréhension d’une personne tout entière, elle s’affirme rationnelle, immédiate, illimitée et donne à celui qui s’en réclame, sans erreur possible, «de penser comme l’autre pense et de se mettre à sa place».

Excluant par hypothèse toute confusion et toute projection, tout affect ou tout jugement moral, l’empathie se promeut partout où sévissent déjà les théories instrumentalistes du mauvais management. Tout en son nom serait légitime, juste et bon.

Avec sa bonne mine auto-proclamée et ses bonnes intentions, cette utopie autorise pourtant les tentatives d’intrusions psychiques les plus malsaines qui, à l’usage, se révèlent violentes, cruelles et toxiques. Depuis l’école jusque dans l’entreprise, l’empathie peut servir à postuler que je peux penser comme l’autre pense, que je peux ressentir comme il ressent, que je peux croire comme il croit. Nul n’a donc plus de mystère, d’intimité ni d’identité que je ne puisse pénétrer, percer et comprendre, par la seule force rationnelle de mon empathie.

Très rationnellement, mon manager, mon directeur ou mon DRH peuvent m’interrompre ou me faire taire, car, professionnels de l’empathie, ils savent mieux que moi ce que je veux dire ou ce que je pense. Professeurs ou psychologues, rationnels empathiques eux aussi, peuvent affirmer ce qu’il me faut, ce qui est bien pour moi, quoique j’en pense. Curieusement, c’est autour des empathiques sans sympathie que naissent frustrations et conflits, grognes et démissions, émotions négatives et démotivations.

Les neurosciences ont prouvé les fondements émotionnels de nos pensées, de nos décisions et de nos actes. Le postulat rationaliste de l’empathie constitue donc sa définitive limite. L’empathie sans sympathie est vaine et menace toute relation authentique. Elle est même dangereuse, pour son praticien aussi: j’ai en effet ontologiquement besoin d’accepter et de respecter l’inépuisable altérité de l’autre, jusque dans ses vitales émotions, afin de devenir celui que vraiment je suis, également unique et différent.

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