Veiller, par différents moyens, à ce que le travail se déroule correctement et puisse être évalué qualitativement et quantitativement, est tout à fait normal. Cependant, si les procédures de surveillance et de contrôle se sont peu à peu affinées et développées, il faut reconnaître que depuis quelques années elles se sont gravement hypertrophiées.
D’outils naturels du management, elles sont devenues de grosses machines à élaborer des tableaux de bord toujours plus sophistiqués et détaillés, liés à des procédures standardisées, homologuées… au point d’en devenir «toxiques». Elles illustrent en fait une peur de ne pas maîtriser la situation, et un manque de confiance envers les collaborateurs. Elles pervertissent ainsi la nature du travail, son sens et ses objectifs.
Les exemples de telles dérives sont hélas trop nombreux. En Suisse, un institut de sondage a démontré que les médecins hospitaliers ne consacraient plus que 34 % de leur temps auprès des patients, le reste étant pris par des tâches administratives. Un relevé de facture médicale illustre bien cette charge administrative. Une autre étude a montré l’accroissement insensé du personnel administratif par rapport au personnel médical: dans les années 1970: 1 à 2% et en 2009: 230%. On retrouve cette même emprise dans des structures de soins à domicile où le contrôle du temps pour chaque activité devient une charge, une souffrance pour le personnel soignant ne pouvant plus faire son travail selon ses critères (bienveillance, empathie envers patients et familles). Durant la pandémie, avec le télétravail obligatoire, des entreprises ont utilisé des logiciels de surveillance des mouvements de la souris pour vérifier que leurs employés étaient bien devant leur ordinateur!
Cette emprise étouffante des contrôles administratifs entraîne des conséquences négatives sur la santé psychique des collaboratrices et collaborateurs (stress, démotivation, voire dépression…), et sur la qualité du travail qui à la longue se dégrade. Les effets délétères du manque d’autonomie dans le travail ont été démontrés dans la «White Hall Study», avec des risques de troubles cardiovasculaires beaucoup plus élevés que chez des employés en bénéficiant. À noter aussi que le rapport coût-bénéfice des contrôles dans une structure pyramidale s’avère très négatif: on paie des personnes non productrices de biens ou de services uniquement pour surveiller les autres, créant ainsi un climat de tension et de méfiance propice à la tricherie. Donc, dans ce système dégradé, tout le monde y perd, tant les entreprises et leur personnel que les clients.
Cette hypertrophie administrative démontre les limites du modèle pyramidal traditionnel. D’autres modèles doivent donc être inventés où les valeurs à mettre en pratique sont: confiance, autonomie, répartition du pouvoir de décision, transparence, communication, solidarité… Et cela, dans des structures adaptées à la culture, aux traditions et aux différents types d’entreprises.
De nouveaux modèles d’organisation ont été mis en évidence par des économistes et des chercheurs. Par exemple, certaines structures novatrices particulièrement efficaces, qui ont pu se disséminer aux quatre coins du monde, tel le modèle des soins à domicile de Buurtzorg (Pays-Bas), aux résultats économiques et humains spectaculaires.
Ou d’autres, tout aussi visionnaires et même pris pour «fous» tel celui de l’entreprise Semco créée par Ricardo Semler. Dans cette société spécialisée dans les équipements industriels, il est donné aux collaborateurs la liberté de s’organiser selon leurs choix, en assumant leurs responsabilités comme s’ils étaient les propriétaires de l’entreprise. Avec des résultats étonnamment positifs. Tous les modèles ou tentatives pour remplacer le modèle pyramidal obsolète ne sont pas couronnés de succès, mais traduisent ce besoin de réinventer le travail, lui redonner du sens, dans des organisations plus saines sur tous les plans.