Les technologies émergentes de l’industrie 4.0 offrent de nouvelles opportunités mais aussi des défis pour les collaborateurs. Pour mieux comprendre ces transformations, j’ai interviewé Véronique Blanc-Brude (chargée Ra&D à la HEIG-VD) qui partage avec nous ses résultats de recherche sur les conséquences de ces technologies émergentes sur le métier de Technicien Opérateur de Production (TOP).
Pourriez-vous nous en dire davantage sur l’industrie 4.0, les technologies émergentes et le métier de technicien de production?
Smart factory, Factory of the Future (FoF), usine intelligente: ces notions ont permis de conceptualiser «l’industrie 4.0», utilisée comme synonyme d’une «4ème révolution industrielle» mais également comme étiquette pour le plan stratégique industriel poursuivi par l’Allemagne depuis 2011. L’industrie 4.0 relève d’un processus (non d’un état) et repose sur trois facteurs disruptifs: l’interconnexion des systèmes de pilotage et de production, l’accès en temps réel et à distance à un flux de données ainsi que l’intensification de la relation Homme/machine/produit.
Quant aux technologies impliquées, elles visent différents objectifs tels que la fabrication intelligente, les plateformes technologiques, la réactivité du marché, les produits intelligents et la flexibilité. Les technologies dites émergentes sont les Cyber Physical System (CPS), l’Internet des objets (IoT), le Big data et le Cloud Computing (German et al, 2019).
La mission du TOP en microélectronique est quant à elle de fabriquer des puces en salle blanche (normes élevées de sécurité), le nouvel or noir moderne. De la conduite des opérations, le technicien assisté de Systèmes d’Information (SI), supervise les processus (flux et qualité) sensibles au moindre imprévu dû à l’interconnexion des systèmes et aux équipements de haute technologie. Il analyse, trie et priorise des quantités de données afin de «faciliter la route» des plaques de silicium, sans jamais passer entre les mains de l’Homme.
Quels sont les principales conséquences des technologies émergentes de l’Industrie 4.0 sur le quotidien des techniciens de production?
Nos travaux de recherches[1] portent sur l’étude des conséquences RH quant au franchissement de seuils d’automatisation et plus spécifiquement sur le métier de TOP. L’objectif de réduire les anomalies ou pertes de productivité s’est traduit par l’hyperspécialisation de certains techniciens à l’activité de supervision, l’outillage d’une interface d’aide à la décision (technologie Big data) et leur dé-spacialisation dans un espace périphérique à la salle blanche (création d’un Remote Operation Center).
Nos observations montrent un fort sentiment d’appartenance à ce milieu de travail «singulier» se traduisant par une compression spatio-temporelle, un flux informationnel constant et une «course» à la performance. Cette exposition à l’automatisation 4.0 génère également une triple expérience du réel du travail (Gomez, 2014) par les individus: une accentuation de la dimension objective (volet prescriptif), une expérience collective indispensable (travail collectif vs collectif de travail) et une dimension subjective (mobilisation des efforts fournis) en tension et en quête de reconnaissance. Le travail n’a donc pas disparu, il se révèle plus humain que prévu dans un univers fortement numérisé annonçant une crise de la culture industrielle et de son management. Devenu plus interactionnel, le travail se déplace et suit un processus d’invisibilisation et d’abstraction. La corrélation entre anomalies et niveau d’automatisation ainsi que les contradictions générées, entraînent une évolution dans la façon d’exercer son métier et sur les compétences associées.
Comment les entreprises peuvent-elles les aider à surmonter ces défis?
Nos travaux illustrent en quoi l’interconnexion de systèmes accentuant la désynchronisation des cycles Homme/machine se traduit par un travail rendu plus complexe. Une complexité́ hétéroclite dont la gestion déléguée à l’individu diffère selon le profil et interroge alors la question de la qualification. Si nous n’avons pas pu vérifier l’hypothèse de Tortorella et al. (2023) établissant un lien entre les technologies 4.0 et le gain en autonomie et engagement, ce dernier repose plutôt sur le sens donné par l’individu à l’activité́. Si un risque de désengagement existe, il vient du sentiment de non reconnaissance des efforts fournis, contribuant au processus de déqualification perçue. Il s’agit d’une crise de « milieu », de culture industrielle incluant le mode de production, le management et d’un risque de polarisation intra cols bleus. Nos travaux montrent combien la fonction RH doit être partie prenante des expérimentations menées dessinant un futur du travail en construction. Voici quelques recommandations:
- Enrichir l’évaluation du métier de TOP de la capacité à élaborer son travail: combiner 3 autres facteurs tels que la manière dont le travail est effectué́, la reconnaissance de l’effort fourni et de la personne. L’enjeu est de tendre vers une co-évaluation des ressources combinées pour atteindre les résultats (utilisation du portfolio).
- Organiser des séances de co-développement intra et interdisciplinaires sur le la gestion des « anomalies et imprévus »: à partir d’un cas réel et entre acteurs impliqués, une analyse réflexive collective du cas est réalisée.
- Former au rôle des affects dans la prise de décision en environnement complexe (p. ex. expérimentation pédagogique des 6 C ayant obtenu le Label RES)
[1] https://theses.fr/2023GRALG004