En Suisse, plusieurs études mettent en évidence le rôle majeur des tensions relationnelles et des conflits non régulés dans les absences de longue durée, notamment lorsqu’ils déclenchent ou aggravent des troubles psychiques. Selon une étude SWICA, 57% des incapacités de travail d’origine psychique sont liées à des conflits sur le lieu de travail.
Ce constat, pourtant alarmant, reste absent de la plupart des rapports ESG publiés par les entreprises. Alors que les organisations communiquent volontiers sur leurs progrès en matière d’émissions de CO₂, d’égalité salariale ou de diversité, la qualité du climat relationnel – et sa contribution à la durabilité – demeure largement passée sous silence.
Un angle mort du pilier social
Depuis quelques années, les entreprises suisses se sont approprié la logique ESG. Leurs rapports extra-financiers détaillent les efforts déployés pour réduire l’empreinte carbone, améliorer la gouvernance ou renforcer la représentativité des femmes dans les instances dirigeantes. Mais sur le plan social, les indicateurs demeurent limités: on y trouve des chiffres sur la parité, la formation continue ou les accidents du travail, rarement des données sur la santé relationnelle.
Cette omission interroge. Car derrière des équipes performantes se cachent souvent des équilibres fragiles. Conflits latents, communication dégradée, stress accumulé… tout cela pèse sur le bien-être, la cohésion et la productivité. Le paradoxe est flagrant: on mesure la consommation de papier recyclé, mais rarement le coût humain et économique d’un climat de travail tendu.
Quand la relation devient un facteur de durabilité
La prévention des conflits n’est pas seulement un enjeu de ressources humaines, c’est un véritable indicateur de durabilité. Ses effets se font sentir sur tous les plans. Économiquement d’abord, puisqu’on estime à plus de 7,6 milliards de francs suisses par an le coût du stress et du burn-out. Socialement ensuite, car un climat de défiance mine la motivation et accélère le turnover. Et sur le plan de la gouvernance enfin, parce qu’une entreprise incapable de réguler ses tensions perd en crédibilité, auprès de ses collaborateurs comme de ses partenaires.
Autrement dit, la santé relationnelle ne relève pas du confort, mais de la performance. Elle reflète la maturité d’une organisation, sa capacité à écouter, à ajuster et à réagir avant que les tensions ne deviennent des crises.
Vers un «Conflict ESG Score»?
Et si, au même titre que l’empreinte carbone, les entreprises mesuraient leur empreinte relationnelle? Imaginons un indice de santé du climat interne, intégrant le nombre de conflits régulés par médiation, le niveau de satisfaction des équipes face à la gestion des tensions ou encore la présence d’une Personne de Confiance Externe. Ces données offriraient une lecture bien plus fine de la durabilité humaine d’une entreprise.
Certaines organisations en Suisse commencent timidement à s’engager dans cette voie. On voit apparaître, ici ou là, des paragraphes sur le bien-être au travail ou la prévention du harcèlement. Mais ces efforts restent souvent symboliques, sans cadre méthodologique partagé. La santé relationnelle n’a pas encore trouvé son équivalent de la «neutralité carbone».
L’engagement des directions, clé du changement
Pour franchir un cap, il faut d’abord un engagement clair des directions. La prévention des conflits ne peut plus être perçue comme une mission périphérique, réservée aux RH. Elle doit être intégrée à la stratégie globale, avec des objectifs et des moyens dédiés. Les directions qui investissent dans la qualité du dialogue en interne ne font pas seulement preuve de bienveillance: elles protègent leur capital humain et sécurisent leur réputation.
Les DRH, de leur côté, ont un rôle central à jouer. Outillés de dispositifs de médiation ou de personnes de confiance, ils peuvent détecter les signaux faibles, accompagner les équipes et instaurer une culture du dialogue. Encore faut-il que ces démarches soient reconnues, mesurées et valorisées au même titre que les indicateurs de performance classiques.
Dépasser les résistances
Certains dirigeants avancent que les conflits sont trop subjectifs pour être mesurés. Pourtant, des outils fiables existent déjà: baromètres psychosociaux, enquêtes de climat, audits anonymes. D’autres craignent une stigmatisation des entreprises, comme si parler de tensions revenait à reconnaître une faiblesse. En réalité, la transparence est un atout: elle témoigne d’une volonté d’amélioration continue, tout comme la publication d’émissions de CO₂ n’a jamais empêché de progresser vers la neutralité carbone.
Enfin, l’argument financier ne tient pas. Le coût d’un dispositif de médiation ou d’une personne de confiance reste dérisoire comparé à celui d’un seul burn-out prolongé. La prévention coûte toujours moins cher que la réparation.
Une opportunité pour la Suisse
La Suisse dispose d’une longueur d’avance dans l’adoption des standards ESG. Depuis 2024, certaines grandes entreprises sont tenues de publier un reporting extra-financier. Ce contexte favorable pourrait permettre au pays de devenir pionnier en intégrant la prévention des conflits comme indicateur formel. Une démarche d’autant plus cohérente que la Suisse s’apprête à ratifier la Convention de l’OIT n°190 sur la violence et le harcèlement au travail, qui reconnaît ces situations comme des atteintes aux droits fondamentaux.
Intégrer la santé relationnelle dans les rapports ESG, c’est passer du discours à l’action. Cela suppose de mesurer le climat interne, de formaliser les dispositifs de médiation et de relier la prévention des risques psychosociaux aux objectifs de durabilité.
Le climat relationnel, futur indicateur stratégique
La durabilité sociale ne se résume pas à des chiffres sur la parité ou les heures de formation. Elle se lit aussi dans la qualité des relations humaines, dans la confiance partagée et dans la manière dont une organisation régule ses tensions.
Faire de la prévention des conflits un indicateur ESG, c’est affirmer que la performance durable commence par la santé relationnelle. Car une entreprise responsable n’est pas seulement celle qui réduit ses émissions: c’est aussi celle qui prend soin de son climat humain.