Incertitudes

«On mesure l’intelligence d’un individu à la quantité d’incertitudes qu’il est capable de supporter». Cette observation, attribuée à Emmanuel Kant, ne manque pas de saveur ni de fraîcheur lorsqu’on observe de près notre monde réputé moderne. Malgré les remarquables discours, très à la mode et un poil pontifiants, sur le «droit à l’erreur» et le fait «d’apprendre de ses échecs», l’hystérique aversion collective à l’insuccès demeure, s’amplifie même et gangrène toutes nos initiatives. Toutes les audaces. Et finalement, toute vie authentique…

Vous ne le croyez pas? Parfait, jouons à un petit jeu. Trouvons donc un professeur qui récompense d’une bonne note une faute de calcul ou grammaticale, comme un moment clé d’apprentissage. Dénichons ce chef d’équipe qui laisse ses équipiers tout expérimenter, sans jamais les prévenir des dangers que pourtant il connaît. Identifions ce moniteur de conduite automobile qui se réjouira des maladresses de son apprenti, chaque froissement de tôle devenant le pivot de son perfectionnement. Cherchons encore ce contrôleur financier qui remerciera une comptable de ses erreurs de TVA.

Trèves de billevesées ou de balivernes. Il y a dans notre psychisme inconscient, dans un cerveau où il n’existe ni mot ni raisonnement, une peur primale, faite pour notre protection et notre bénéfice: la peur de l’échec ou de la déchéance. Symboliquement, la peur animale de tomber sans pouvoir se relever. Et cette peur, depuis notre douce et tendre enfance, ne cesse hélas d’être abusivement stimulée, par l’environnement très anxiogène que nous avons créé. Parents, professeurs, entraîneurs, coach variés, managers nous y enferment. D’autant plus qu’ils en sont eux-mêmes prisonniers.

Pour tenter de contrer cette peur inconsciente et informulée, puis essayer de nous en libérer, nous sommes peu à peu devenus les champions du prêt-à-penser sclérosant, les hérauts de croyances définitives (dénis de réalité mais pleines d’arguments rédhibitoires), les ambassadeurs brutaux d’affirmations péremptoires.

Le manager ordonne et interrompt, le professeur décrète et impose, le parent surveille et contrôle (tous ces verbes sont interchangeables avec leur sujet) pour n’avoir ni ne montrer aucune incertitude. L’achèvement ultime de cette non-pensée coercitive – parce qu’éperdue d’une quête sécuritaire, même fallacieuse – est résumée par un mot d’André Frossard: «Savez-vous ce qu’est un fanatique? C’est quelqu’un qui fait la volonté de Dieu, que Dieu soit d’accord ou pas.» S’assurer soi-même d’être dans le vrai…

Beaucoup de nos erreurs coupables et de nos mensonges dolosifs en naissent: nous sommes devenus incapable d’accepter l’incertain comme étant une réalité entière, simple et fluide, variable et féconde. Il y a, dans chacune de nos démarches sécuritaires, dans nos refus de l’incertitude propre au vivant, en entreprise comme ailleurs, un pathétique – voire pathologique – esprit de système, un déni d’humanité et d’intelligence. Une négation de la vie!

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