Envahissements narcissiques

Si les comportements authentiquement pervers au travail sont bien plus rares que ne l’affirment ou ne l’écrivent certains, le narcissisme – qui constituerait son attribut le plus habituel- est quant à lui observable à très grande échelle dans notre monde salarié. Pour n’être pas pervers, il n’en est pas moins profondément destructeur et toxique.

Ce narcissisme envahissant est encore polymorphe; il s’habille de nombreux masques, variant ses attaques empoisonnées selon les tempéraments ou au gré des circonstances, tout en répétant invariablement un même mortel mantra, comme une litanie intérieure: «Moi seul compte! Toi, l’autre, tu n’es rien à mes yeux.»

Dans sa forme la plus répandue – presque pandémique – cette négation de l’autre qu’est donc le narcissisme s’invite et s’immisce dans nos interactions les plus banales: j’échange benoîtement avec mon manager, il me semble attentif à mon exposé ou à mes questions. Mais en réalité je peux lire dans ses yeux qu’il fait semblant de m’écouter et que, sans m’entendre, il pense à autre chose, préparant déjà sa réponse, ses objections et son discours.

Inattentif à ce que je dis, il croit avoir donné le change, en m’accordant un peu de son temps, en apparence. C’est émotionnellement que je vais percevoir – bien clairement toutefois – qu’il ne m’écoutait pas du tout, ce qui me laissera un peu humilié, doutant d’avoir de la valeur à ses yeux.

Plus brutale encore est cette terrible discourtoisie qui consiste à interrompre. Se croyant sans doute empathique (qualité très douteuse lorsqu’auto-proclamée) et capable de deviner la fine pointe d’une pensée encore informulée, mon manager narcissique s’autorisera à me couper sans vergogne la parole, en séance bilatérale ou en public. Et puis, puisque rien ne l’arrête, il osera toujours davantage et essayera de s’attribuer les mérites qui ne sont pas les siens, pour finalement se féliciter des victoires qu’il n’a pas remportées.

Que faire de cet égotisme effréné, qu’on peut croiser à tous les étages d’une organisation? Un peu de bon sens, pour commencer: celui qui est sûr de lui-même, de sa valeur et de ses capacités – ce qui oblige à (re)connaître ses limites, ses faiblesses et ses vulnérabilités – n’éprouvera aucun besoin de se mettre en avant, moins encore au détriment des autres. Nos égocentriques seraient-ils donc si effrayés de leur vacuité ou de leurs inconsistances qu’ils voudraient sans cesse les compenser?

Allons plus loin: Emmanuel Lévinas l’a redit avec force et intelligence: j’ai besoin de l’altérité de l’autre pour être moi-même. Et plus il est autre, plus il me donne l’opportunité d’être moi. Nos narcissiques, ignares des autres, se privent donc finalement d’eux-mêmes. Par manque de réalisme, ils ignorent que: «Seul un moi vulnérable peut aimer autrui.» Et réciproquement, se laisser aimer de tous.

Pour donc soigner l’handicapé narcissique, pour lui permettre une guérison durable, il convient de ne pas l’humilier ni de tenter de le rabaisser (ce qui aggraverait son mal). Mais bien plutôt de lui montrer l’exemple d’une saine humilité et de la beauté pratique de l’altérité.

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